Le scepticisme albertain revisité

Climat et énergie Technologie et innovation

À Noël dernier, après un séjour dans mon Calgary natal, j’ai publié dans un billet le compte rendu de mes conversations avec ceux et celles que la tarification du carbone laisse sceptiques. J’y suis retourné cet été… pour le deuxième round.

Il s’est passé beaucoup de choses, en Alberta, depuis le 1er janvier. L’économie a commencé à se rétablir, la politique provinciale – avec l’élection d’un gouvernement néodémocrate – est pour toujours transformée et, oui, il y a une taxe de 20 dollars sur le carbone.

J’étais à Calgary pour le mariage d’un ami. Fidèle à moi-même, j’ai passé mon temps à parler de la tarification du carbone (je suis, à ce qu’on dit, l’âme des réceptions de mariage). En ma qualité d’écofiscaliste et de spécialiste des politiques publiques, je me trouve en porte-à-faux avec bon nombre de mes compatriotes albertains sur cette question. L’écart entre nos positions me fascine.

Encore et toujours une patate chaude

La taxe sur le carbone demeure impopulaire dans bien des chaumières. Elle inspire un magnifique éventail d’émotions : de l’indifférence au mépris en passant par la colère. Après huit mois de thérapie par exposition, les mouvements dans l’opinion sont timides, les changements d’attitude, subtils.

La dernière fois, je m’étais contenté d’écouter. Cette fois-ci, je me suis permis de répondre un peu. J’ai défendu les mérites économiques de la taxe, j’ai dissipé des idées fausses, et j’ai eu l’impression qu’on avançait. Le dialogue m’a semblé plus constructif, et j’en ai tiré des conclusions. Voici quatre discussions que j’ai eues et qui mériteraient d’être approfondies.

1. La taxe? Quelle taxe?

À la question « la taxe sur le carbone a-t-elle fait du tort à votre budget, à votre emploi ou à votre employeur? » on ne m’a jamais répondu oui. Mais qu’on la remarque ou pas, la taxe est là, et des interrogations légitimes subsistent quant à son efficacité, à sa nécessité et à l’usage qu’il faudrait faire des revenus qu’elle génère (le « recyclage des recettes »).
À mon sens, le fait que l’entrée en vigueur de la taxe soit passée largement inaperçue suggère tout de même deux choses.

Primo, les chèques de remboursement du gouvernement compensent adéquatement les Albertains qui y ont droit. J’y reviens plus loin.

Secundo, la taxe sur le carbone n’a apparemment pas (encore) engendré de changements de comportement importants chez les particuliers. Ce n’est pas vraiment étonnant. Les données montrent que nous jouons ici sur la longue durée; or la taxe n’est là que depuis huit mois. Les gens s’ajustent aux taxes sur le carbone de façon progressive (en langage d’initiés : la demande de carbone est élastique à long terme) parce qu’il leur faut du temps pour investir et remplacer leurs installations, leurs voitures et leurs appareils. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la stabilité et la prévisibilité sont importantes dans cette politique : pour que les gens et les entreprises puissent faire les bons choix d’investissement.

En outre, le coût de la taxe n’est pas immédiatement ressenti. Une taxe de 20 dollars la tonne est plutôt modeste, et les prix qui en résultent demeurent dans la fourchette habituelle des fluctuations du marché. Prenez le prix de l’essence à la pompe. La taxe de 20 dollars la tonne ajoute 4 cents au prix du litre. Or le prix de l’essence a bondi de 10 cents du jour au lendemain à plusieurs reprises cette année (avant les longs week-ends et après le passage de l’ouragan Harvey).

Selon les premières observations, les effets de la taxe sur le carbone ont été jusqu’à présent marginaux. Le fait qu’elle passe (à peu près) inaperçue au début permet à tout le monde de s’ajuster tranquillement. Et si la taxe nuit effectivement au pouvoir d’achat d’un ménage, des mesures compensatoires sont prévues dans la politique même.

2. À quoi ça sert, si on rembourse le montant de la taxe?

Le fait qu’une taxe de 20 dollars par tonne d’équivalent CO2 ne suffise pas à modifier les comportements soulève bien sûr des questions intéressantes. Un ami m’a posé celle-ci : le programme de remises albertain est-il un obstacle de plus à un changement fondamental? Le fait de rembourser la taxe ne va-t-il pas à l’encontre de l’objectif poursuivi?
Dans l’esprit de mon ami, le consommateur paie la taxe, celle-ci change de mains au sein de l’administration publique, puis elle retourne aux ménages à faible revenu sous la forme d’un chèque de remise. Le résultat n’est-il pas une simple redistribution des revenus dépourvue d’incitatif?

Eh bien non. Comme d’habitude, la réalité est plus complexe. La taxe sur le carbone rend les produits et services à forte intensité de carbone comparativement plus chers. Les remises ne minent pas cet objectif, parce qu’elles dépendent du niveau de revenu du bénéficiaire, pas de sa consommation de carbone.

Les familles admissibles reçoivent des remises sans égard à leurs choix quant à la réduction des émissions. Prenons le cas d’une famille qui investit dans une fournaise à haute efficacité. Comme sa consommation de combustible baissera, elle paiera moins de taxes sur le carbone; par ailleurs, son revenu étant demeuré inchangé, la remise qu’elle recevra ne changera pas non plus. En somme, la remise n’annule pas l’incitation à réduire ses émissions. Dans certains cas, elle incitera à réduire davantage ses émissions et à payer moins de taxes sur le carbone, ce qui est bien le but de la manœuvre.

Mais la remise fait aussi en sorte que les ménages à faible revenu, qui consacrent une plus grande part de leur consommation à des biens à forte intensité de carbone, ne seront pas affectés de manière disproportionnée par la taxe. En d’autres mots, la remise garantit que la taxe sur le carbone n’est pas une taxe régressive – ce qu’on lui reproche souvent – et que le signal de prix continue d’exister pour tout le monde.

3. La solution n’est-elle pas technologique, plutôt que fiscale?

Plus d’une fois je me suis fait dire que la tarification du carbone n’était pas nécessaire parce que de toute manière les avancées technologiques viendraient à bout des changements climatiques. Cette façon de penser cadre tout à fait avec l’esprit entrepreneurial albertain.

Alors pourquoi ne pas simplement investir dans les technologies prometteuses?

Oui, l’innovation et les technologies propres sont d’une importance vitale pour la décarbonisation. Mais ce ne sont pas des panacées, et rien ne garantit que leurs fruits seront mûrs à temps. S’en remettre aux découvertes futures équivaut à attendre après les solutions de demain pour régler les problèmes d’aujourd’hui.

On peut aussi se demander si le marché crée les incitatifs adéquats en faveur de ces découvertes, et s’il le fait dans des délais appropriés. Le coût des technologies de mitigation de la pollution baisse plus rapidement lorsqu’une taxe sur le carbone est en place, parce que les entreprises investissent dans la décarbonisation afin d’économiser.

En outre, les taxes sur le carbone nous évitent d’avoir à deviner quelle sera la technologie « gagnante », parce que ces taxes n’ont pas de préférence en ce qui concerne la provenance des réductions. Si on investit directement dans les technologies, il faut nécessairement choisir entre plusieurs options. Avec une taxe sur le carbone, les technologies les plus efficientes qui émergent en premier s’imposent naturellement. C’est le marché qui fait le gros du travail. La capture et le stockage du carbone, la photosynthèse artificielle, c’est passionnant, mais ces techniques réduisent les émissions de GES au coût de centaines de dollars par tonne d’équivalent CO2. La taxe sur le carbone albertaine fait le même travail pour moins de 20 dollars la tonne.

De toute façon, c’est une fausse dichotomie. Taxes et technologies ne s’opposent pas, elles s’appuient les unes les autres. Les premières nous en donnent plus pour notre argent que l’investissement massif dans des procédés (peut-être) révolutionnaires, mais les deux ne sont pas mutuellement exclusives. Bien au contraire.

4. Un point pour la neutralité fiscale

Certain.e.s m’ont parlé de la taxe sur le carbone de la Colombie-Britannique, qui est sans incidence sur les recettes de l’État. Pourquoi, demandent-ils, l’Alberta n’a-t-elle pas emprunté cette avenue? L’un de mes interlocuteurs les plus documentés a défini la taxe sur le carbone sans incidence fiscale comme « une taxe de vente à effet de levier environnemental »; il s’est dit prêt à payer une telle taxe. Je crois que l’important, c’est que les objectifs soient clairs. Le but d’une taxe de vente est de générer des revenus. Le but d’une taxe sur le carbone est de créer un incitatif, même si elle se trouve en même temps à générer des revenus.

Nous devrions traiter la question du recyclage des recettes de façon séparée, et seulement dans un deuxième temps. L’Alberta a choisi de répartir les recettes de sa taxe entre 1) des remises aux ménages à faible revenu, 2) des baisses d’impôt et 3) des projets précis de réduction des émissions de GES. Les débats à ce sujet sont parfaitement légitimes. Il faut savoir que tous les promoteurs de la tarification du carbone ne sont pas favorables au recyclage des recettes. Tout comme les détracteurs de la taxe ne sont pas nécessairement contre les subventions gouvernementales en faveur de la décarbonisation.

Pour l’instant, l’Alberta s’est obligée légalement à dépenser les revenus de sa taxe sur le carbone soit pour des réductions d’émissions supplémentaires (p. ex. enchères d’énergie renouvelable, transport en commun), soit en remboursements directs aux citoyens (réductions d’impôts pour les petites entreprises, remises aux ménages, etc.). Avec l’augmentation prochaine du prix de la tonne d’émissions à 50 dollars, il faut donc s’attendre à des baisses d’impôt.

Notre époque est propice aux mythes et à la déformation des faits, aussi je me demande si le concept d’incidence fiscale neutre ne pourrait pas nous permettre de nous faire mieux comprendre. C’est facile à expliquer en une phrase, et cela me semble un compromis derrière lequel les Albertains pourraient se ranger.

Une question aux adversaires de la tarification

À la fin de chaque conversation, j’ai demandé à mon interlocuteur/trice : « Si on retire la taxe sur le carbone, qu’est-ce qu’on met à la place? » Je mets toujours les adversaires de la tarification au défi de trouver une solution de remplacement. Parce que, non, abolir la taxe sur le carbone n’est pas une politique climatique, pas plus que jeter aux poubelles le traité de l’ALENA n’est une politique commerciale.

L’immobilisme n’est plus permis. Partout dans le monde développé, on s’apprête à bouger sur cette question, quand ce n’est pas déjà fait. La Chine inaugure cette année le plus important marché du carbone au monde. Une dizaine d’États américains ont réaffirmé leur engagement à réduire les émissions et annoncé qu’ils doublaient leurs efforts. Le Mexique envisage de se raccorder à la Bourse du carbone californienne. Le Japon taxe le carbone depuis 2012, l’Union européenne depuis 2005. Or l’Alberta et le Canada font partie de cette communauté.

L’Alberta – qui se considère comme un leader mondial en développement énergétique – ne peut tout simplement pas faire l’économie d’une politique environnementale, y compris une politique climatique crédible et bien visible. Il existe beaucoup d’autres solutions que la taxe sur le carbone, mais c’est la politique climatique la moins perturbatrice, le plus efficace et la plus efficiente que nous connaissions. Discuter de ce qu’il faut faire avec les recettes que génère la taxe, absolument; mais se borner à dire non ne suffira pas.

Dans mon précédent billet sur ce sujet, je m’étais attaché à améliorer la qualité de la conversation au sujet de la politique climatique albertaine. Il est maintenant temps d’avoir cette conversation, même si elle tourne au débat, et même si ce débat devient vigoureux.

À mes ami.e.s albertain.e.s et aux autres sceptiques de la tarification du carbone, je dis : discutons des mérites de telle ou telle politique tant que vous voudrez. Mais le temps des imprécations est passé. Il est temps de se prononcer en faveur de quelque chose.

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