Sept choses qu’on apprend en parlant avec des Albertains

Climat et énergie

Pendant les vacances, je suis rentré en Alberta voir ma famille et mes amis, profiter des montagnes et… discuter de la tarification du carbone. Descendu de ma tour d’ivoire, j’ai parlé à des dizaines d’Albertains mécontents – c’est le moins qu’on puisse dire – de leur nouvelle taxe provinciale sur le carbone. Je n’imaginais pas à quel point l’opposition y était profonde. Voici ce que j’ai entendu.

La taxe albertaine sur le carbone est entrée en vigueur ce 1er janvier, et pour beaucoup de monde elle tombe aussi bien qu’une inondation en juin. Les émissions de GES coûteront en Alberta 20 dollars la tonne en 2017 et 30 dollars en 2018 pour aboutir à 50 dollars en 2022, année où la taxe fédérale remplacera celle de la province. Alors que le Canada va de l’avant avec la tarification, beaucoup d’Albertains ont le sentiment d’être laissés pour compte ou d’avoir été complètement exclus du débat.

Nombre de mes interlocuteurs étaient fort bien renseignés sur la science des changements climatiques anthropiques. D’autres moins. Ceux qui sont avertis mais qui entendent conserver leur esprit critique, notamment face à ce qu’ils perçoivent comme de l’alarmisme, sont furieux de se voir traiter de climato-sceptiques simplement parce qu’ils expriment des doutes ou qu’ils dénoncent l’hypocrisie d’autrui. Étrangement, personne ne semblait opposé au principe de faire payer la pollution, mais beaucoup refusaient de franchir le pas avec le carbone.

Certaines discussions ont commencé par être palpitantes avant de dégénérer en diatribes contre les politiques irresponsables du gouvernement néo-démocrate et son mépris des travailleurs. Quelques flèches me furent réservées. De vieux amis m’ont traité d’élitiste et de bureaucrate déconnecté. Un parfait inconnu m’a invité à retirer mes lunettes roses. Sur le vol du retour, j’ai passé quatre heures épinglé à mon siège, côté hublot, par un monsieur qui m’assurait que je parlais à travers mon chapeau : tout le monde sait que les températures ne varient pas et que de toute façon les émissions canadiennes de CO2 sont emportées par le vent vers l’équateur.

Je m’étais promis d’écouter. Et aussi de d’offrir un point de vue différent à l’occasion.

Première leçon: difficile de convaincre quand notre position de départ est mal comprise

À plusieurs reprises au cours de mes échanges, j’ai détecté du mépris pour les environnementalistes, notamment pour le clan décroissantiste des BANANA (build absolutely nothing anywhere near anybody). Les adeptes les plus radicaux de cette philosophie rejettent tout développement de quelque nature que ce soit. Le problème, c’est que dans l’esprit de nombreux adversaires de la tarification du carbone, « mettre un prix sur le carbone » et « laisser la ressource dans la terre » revient plus ou moins au même. Ils déclarent la tarification coupable par association, au lieu de la juger sur ses propres fins et mérites. Or, il est tout à fait possible d’être en faveur du développement des ressources et de la tarification du carbone en même temps.

J’ai été assimilé au clan des BANANA. De la même façon que les sceptiques sont assimilés à des négationnistes des changements climatiques, j’imagine. Mais je ne crois pas qu’un débat au sujet de la tarification du carbone doive être ancré dans l’idéologie. Je prends les préoccupations économiques des Albertains très au sérieux, et la Commission de l’écofiscalité aussi. C’est sans doute un cliché, mais l’environnement et l’économie ne sont pas antinomiques. Voilà pourquoi nous avons toujours insisté sur l’efficience, c’est-à-dire sur l’efficacité par rapport aux coûts; et toutes les politiques de réduction des GES ne sont pas avantageuses de ce point de vue.

Deuxième leçon: le dilemme de l’action collective est redoutable

Beaucoup d’Albertains voient l’initiative canadienne sur le climat comme de l’auto-immolation, étant donné la contribution modeste du pays aux émissions globales de GES. Ils s’alarment de nous voir aller plus loin que les gros joueurs comme la Chine, l’Inde et les États-Unis, particulièrement en ce début d’ère Trump.

Mais nous nous ne sommes pas si en avance qu’on pourrait le croire. Les trois grands pollueurs cités sont responsables de 54 pourcent de l’investissement mondial en matière d’énergie renouvelable. La Chine va instaurer la tarification du carbone en 2018 et accélère son décrochage du charbon. L’Inde se lance à fond dans les énergies renouvelables. Les États-Unis ne verront peut-être pas la couleur d’un tarif carbone pour quelque temps, mais beaucoup d’autres mécanismes sont déjà en place. Pourtant, quand j’ai affirmé que les énergies renouvelables sont désormais aussi efficientes que les hydrocarbures, les réactions n’ont pas toujours été bonnes. Il faudra du temps pour que la tarification du carbone et les énergies alternatives passent dans les mœurs à l’échelle globale. Nous en sommes encore loin, mais on ne peut pas attendre des autres qu’ils agissent si nous-mêmes n’agissons pas.

C’est le fameux dilemme de l’action collective : les bénéfices de l’atténuation sont répartis, diffus, mais si tout le monde n’agit pas, les coûts se retrouvent à la charge d’un nombre restreint de joueurs. Agir avant les autres comporte certainement des risques, mais cela ouvre aussi des opportunités. Que ce soit par le jeu des forces du marché ou par celui des politiques publiques, le monde est engagé dans la décarbonisation. Si nous pouvons éviter de nous enfermer dans des solutions riches en carbone, il nous sera plus facile de procéder à des baisses d’émissions importantes et nous pourrons développer des avantages concurrentiels dans les industries émergentes. Le potentiel d’exportation est énorme, particulièrement dans le secteur des services. Agir de façon progressive nous évitera de devoir prendre des mesures draconiennes à minuit moins une, comme imposer du jour au lendemain un tarif de 100 dollars la tonne d’émissions. Et cela nous permettra de nous adapter et de renforcer notre position économique à long terme.

Troisième leçon : le recyclage des recettes est plus concret que la tarification du carbone

Passons des sceptiques au camp des indécis : je parle de ceux et celles qui voient les émissions de gaz à effet de serre comme un défaut du marché qu’il faut corriger par une politique publique, mais qui ne sont pas certains de l’approche à privilégier. Ici, j’ai détecté chez mes interlocuteurs une méfiance généralisée envers l’État et sa capacité à introduire des politiques complexes et innovatrices. Certaines personnes sont en faveur d’une politique de réduction des gaz à effet de serre, mais pas très inspirées par les politiques climatiques et énergétiques qu’elles ont vues jusqu’à présent. Ce point appelle quelques remarques.

Tout d’abord, beaucoup de mes concitoyens albertains voient ces politiques comme une façon de générer des revenus fiscaux et non comme une façon de réduire les GES. Plus d’une fois j’ai entendu l’expression extreme bureaucratic overreach (« impérialisme bureaucratique »). Quelqu’un m’a dit : « Mettez donc une nouvelle taxe de vente et qu’on n’en parle plus. » La confusion entre politique publique et manœuvre politique est inévitable. Après tout, quel gouvernement tourne le dos à des revenus supplémentaires?

Pourtant, certains éléments du programme de recyclage des revenus de la tarification peuvent emporter l’adhésion. J’ai réussi à convaincre des gens que l’étiquette « Made in Alberta » pouvait être davantage que décorative, que la taxe sur le carbone permettrait d’éviter de répéter les erreurs du passé. Hormis le programme de ristournes de la province, qui est très bien publicisé, rares sont ceux et celles qui ont entendu parler des subventions fondées sur la production (output-based allocations), des programmes d’éducation à l’efficience énergétique, des allégements fiscaux pour la petite entreprise, du soutien aux collectivités tributaires de l’exploitation du charbon ou encore des enchères sur les projets d’énergie renouvelable, lesquelles vont empêcher le prix de l’électricité de tripler. Quelqu’un m’a rétorqué que l’écart grandissant entre la fiscalité des petites entreprises et celle des autres (qui est actuellement de 10 pourcent) pourrait engendrer une série de nouveaux problèmes. Objection légitime.

Tout le monde dans le camp du Oui croit que les revenus de la tarification du carbone seront bien employés. Quelques-uns dans le camp des sceptiques jugent valables quelques-uns des programmes en question, en dépit de leur réticence à l’égard de l’idée de départ. Les subventions fondées sur la production (OBA) constituent une pierre d’achoppement : c’est un concept difficile à expliquer autour d’une bière.

C’est un paradoxe intéressant. La partie « recyclage des revenus » de la politique, qui est secondaire, est plus populaire que la politique elle-même, soit la tarification du carbone. Le but premier de la tarification est de réduire les émissions. Ce message ne passe pas, et en insistant sur les avantages qu’on pourrait tirer des revenus de la tarification, on risque en fait d’accroître la confusion.

Quatrième leçon : à auditoire différent, arguments différents

L’Albertain moyen redoute les effets de la tarification sur ses dépenses quotidiennes. L’essence, la nourriture et le chauffage vont tous coûter un peu plus cher, c’est vrai; mais le programme provincial de ristournes peut compenser tout cela et même davantage chez les familles de la classe moyenne, surtout si celles-ci procèdent à quelques ajustements dans leurs habitudes. Cet argument pourrait bien convaincre davantage de gens qu’une campagne publicitaire portant sur la diversification des sources d’énergie et sur la transition vers une économie verte, en particulier pour ceux qui travaillent dans un secteur dont ces politiques sont censées nous détourner.

Le milieu des affaires, pour sa part, craint un impact sur la compétitivité. C’est une préoccupation légitime dans une province qui compte bon nombre d’industries à forte intensité d’émissions de GES et exposées à la concurrence étrangère. Mais on peut régler le cas de la compétitivité avec une bonne politique. Les subventions fondées sur la production (OBA) sont cruciales ici. Mais il est certain que cela même qui fait de ces subventions un outil efficace – leur complexité – les rend en même temps difficiles à expliquer.

Tout le monde a peur pour l’emploi. La critique la plus fréquente est que la tarification arrive à un très mauvais moment, étant donné la nouvelle réalité économique albertaine. Même ceux et celles qui sont favorables à la tarification trouvent qu’il s’agit d’une priorité bien étrange pour une province qui n’a pas connu autant de difficultés depuis des décennies. On craint que les entreprises se servent de la tarification comme prétexte pour licencier encore davantage de main-d’œuvre ou pour fermer boutique et déménager en Saskatchewan. Mais l’initiative de l’Alberta sur le carbone a déjà été repayée en bonne volonté fédérale, et elle lui sera utile sur le chemin de l’atténuation des émissions. Mieux vaut faire le saut maintenant, de son plein gré.

Le portrait d’ensemble qui réussira à s’imposer dans les esprits est celui qui emportera l’adhésion des décideurs. Les ménages ont besoin qu’on les pousse dans la bonne direction. Ce que je voulais vraiment faire entendre, c’est que la taxe sur le carbone n’est pas une punition; elle est là pour encourager les gens dans une autre direction, vers une utilisation responsable de l’énergie. Son rôle n’est pas d’accabler les Albertains ordinaires.

Cinquième leçon : partir de nos petits terrains d’entente

Tous ceux et celles que j’ai rencontrés convenaient que les effets des événements météorologiques extrêmes étaient déjà parmi nous. Ou est-ce qu’ils avaient toujours été là? Quoi qu’il en soit, le manque d’attention accordé à l’adaptation aux changements climatiques par les traités internationaux, les leaders politiques et les médias ne nous aide pas dans notre combat. Une politique intelligente et ambitieuse d’adaptation climatique renforcerait certainement la crédibilité des politiques d’atténuation.

L’adaptation n’est pas aussi excitante que les coupes claires dans les émissions, mais elle est plus facile à vendre. Les efforts en faveur de la résilience climatique valent la peine d’être mis en évidence. Le Canada a déjà accompli beaucoup dans ce domaine, car c’est pour lui une priorité depuis déjà pas mal de temps. La moitié des ressources du Fonds vert pour le climat des Nations unies – de loin le plus important fonds international jamais consacré aux changements climatiques – est vouée aux politiques d’adaptation. Cela a surpris quelques sceptiques. Nous tenions là un point d’entente.

Sixième leçon : la science du climat continue de mal passer

Tous mes pairs n’étaient pas convaincus que les changements climatiques anthropiques sont suffisamment importants pour justifier une intervention politique. Pour citer l’un de ces gentlemen, « les humains affectent le climat de la même façon que j’affecte le niveau des mers lorsque je fais pipi dans le Pacifique ». L’idée que des savants puissent modéliser la crue des océans, les courants marins ou la différence entre 1,5 et 2,5 degrés de réchauffement atmosphérique en 2100 les fait doucement rigoler. On m’a parlé de pause dans le réchauffement climatique et d’autres possibles anomalies, et l’on a suggéré que les scientifiques amplifiaient le problème pour légitimer leur rôle. Après tout, il n’y a pas si longtemps, des climatologues assuraient que nous nous dirigions vers un refroidissement global…

Tout compte fait, plusieurs objections méritaient une réponse sérieuse. Il y a le grand schisme : si vous ne croyez pas que les changements climatiques représentent quelque chose de grave, la tarification du carbone n’a aucun sens pour vous. Mais même si vous contestez l’existence de l’effet de serre, de l’influence de l’activité humaine ou de notre impact sur la température atmosphérique, le CO2 reste un polluant. Les activités riches en carbone impactent notre santé, acidifient nos océans et perturbent une cascade de processus naturels. Les dimensions du problème sont discutables; la nature du problème ne devrait pas l’être.

Septième leçon : écouter, c’est (au moins) la moitié d’une bonne conversation

Dans l’ensemble, je suis ressorti un peu frustré de toutes ces conversations. L’opposition albertaine aux politiques climatiques est profonde et multiforme. Comment améliorer la qualité d’un débat au sujet de politiques qui suscitent une aversion aussi viscérale? Je voulais parler d’efficience et des compromis particuliers à chaque politique, mais j’ai réalisé que cet aspect soulevait encore davantage les passions; il ne peut être séparé de ses dimensions proprement politiques. Difficile, en pareilles circonstances, de disserter tout en nuances sur le recyclage des recettes et sur les courbes de coût marginal de réduction des émissions. Les aspects scientifiques, c’est encore pire. Et la question des changements climatiques est devenue si politisée qu’il est facile de s’égarer.

Le plus grave obstacle à la persuasion est un problème de communication en ce qui concerne tant les politiques que la science qui les fonde. Il faudrait peut-être arrêter de répéter que « l’aspect scientifique est réglé ». Comme de nombreux points de détail importants demeurent litigieux, il serait sans doute plus approprié de se dire en accord avec ceci et ceci, mais pas cela. Les politiques climatiques à venir devraient se fonder sur les meilleures données disponibles, et elles devraient toujours se prêter à des améliorations.

Alors comment améliorer la conversation? Peut-être en prenant nos contradicteurs plus au sérieux et en faisant preuve d’un peu d’humilité. Qui sait si cela ne conduirait pas à un terrain commun?

Comments are closed.

Send this to friend