La tarification fondée sur la production en situation réelle

Climat et énergie Technologie et innovation

Cette semaine, Edmonton a rendu publique une politique intitulée Climate Change Incentive, qui détaille le fonctionnement du système albertain de tarification fondée sur la production (ou OBP, pour output-based pricing). Nous avons déjà beaucoup parlé ici de ce type d’instrument, aussi connu sous le nom d’allocations fondées sur la production (ou OBA, pour output-based allocations); et nous en avons parlé en bien – comme d’un moyen intelligent de maintenir l’incitation à réduire ses émissions de GES tout en gérant le problème des fuites d’émission (leakage) et de la compétitivité. Les gouvernements semblent partager notre avis. La nouvelle politique manitobaine de tarification du carbone comprend des OBA. Idem pour le « filet de sécurité » fédéral. Les droits d’émissions gratuits offerts par Québec et Toronto dans leurs Bourses du carbone respectives remplissent à peu près le même rôle. Et d’autres provinces envisagent d’y avoir recours dans leurs politiques à venir.

Cependant, comme pour toute politique complexe, les détails sont importants, en particulier quand arrive l’étape de la mise en œuvre.

Vu l’importance de ces détails, nous avons demandé à Dave Sawyer et Seton Stiebert, de la firme-conseil EnviroEconomics, de mettre à profit leur expérience en la matière auprès de multiples gouvernements et de nous aider à y voir plus clair. Leur rapport résume ce qu’ils ont appris au sujet de la conception des OBA « dans la vraie vie ». Je vous en recommande la lecture, mais voici quelques points saillants que j’ai trouvés plus spécialement pertinents.

Qu’est-ce que c’est, déjà, la tarification basée sur la production?

D’abord, un petit rappel sur au sujet de l’OPB (une version plus longue se trouve ici). Essentiellement, la tarification fondée sur la production assigne à un secteur un standard de performance, mesuré en termes d’intensité d’émissions (au départ, l’Alberta avait fixé la cible de performance au premier quartile du secteur, mais elle a fait des rajustements depuis). Sur la base du standard et de la production d’une firme donnée, celle-ci se voit autorisée à produire une certaine quantité d’émissions gratuitement. Si la firme veut produire davantage d’émissions que ce qui lui a été alloué, elle peut acheter des crédits supplémentaires. Si elle en produit moins, elle reçoit des crédits qu’elle peut revendre à d’autres émetteurs qui en ont besoin.

Résultat : les émetteurs sont incités à réduire leurs émissions en améliorant leur performance, et non en déplaçant leur production, leurs investissements et leurs émissions dans des contrées où les politiques sont moins contraignantes.

Voilà pour la théorie. Revenons maintenant au rapport de Sawyer et Stiebert et à ce qui se passe quand on applique cela en pratique. J’en retire trois idées importantes.

Idée no 1 : les données précises sont rares, ce qui rend l’application des OBA plus difficile en pratique qu’en théorie

L’une des principales difficultés, lorsque l’on conçoit des OBA, consiste à établir le standard pour un secteur. À quelle hauteur faut-il placer le seuil? S’il est trop élevé, les émetteurs ont la partie trop facile (et l’État renonce à des revenus qui auraient pu servir à des choses utiles, comme des baisses d’impôt). Si le seuil est trop bas, c’est-à-dire trop contraignant, le problème des fuites d’émissions risque de revenir nous hanter.

Autre question : quels secteurs nécessitent réellement des OBA? Comme nous l’avons déjà noté, seules sont réellement vulnérables les industries qui sont à la fois à forte intensité d’émissions (c.-à-d. qui produisent beaucoup de GES par unité produite) et exposées à la concurrence étrangère (c.-à-d. qui compétitionnent sur les marchés mondiaux et ne peuvent pas simplement refiler leurs coût de carbone à leurs clients). À l’échelle du Canada, ces secteurs représentent environ 5 % du PIB, mais dans les économies albertaine et saskatchewanaise, ils comptent pour 18 %.

Or, les provinces ne rendent pas publiques de données détaillées sur la production, le commerce et les émissions par secteur d’activité. Cela complique la tâche de ceux qui veulent identifier les secteurs vulnérables et établir des standards d’émissions pour ces secteurs.

Sawyer et Stiebert font cette mise en garde :

La charge administrative requise pour établir une tarification fondée sur la production dans le cadre d’une politique générale solide ne doit pas être sous-estimée. Fixer un tarif peut représenter tout un défi, surtout si les installations industrielles sont complexes, uniques en leur genre, ou s’il y a de grands écarts entre les usines du point de vue de la performance en matière d’émissions ou des types de produits fabriqués. Au bout du compte, il peut être compliqué d’établir des seuils même lorsqu’on dispose de bonnes données de référence sur les émissions et la production. Cela exige une connaissance approfondie des entités que l’on veut réguler.

Idée no 2 : la tarification fondée sur la production change l’objet des négociations gouvernements-industries

Une réglementation prescriptive impose des manières particulières de réduire les émissions de GES, ou alors des cibles précises. Or l’industrie possède un avantage en matière d’information lorsqu’elle discute de ce genre de réglementation avec les gouvernements, parce qu’elle en sait davantage sur ses propres processus, coûts et possibilités de réduction des émissions

La tarification du carbone, au contraire, ne requiert aucune information spécifique à telle ou telle industrie. Elle fixe un prix pour le carbone et laisse les entreprises – pas les gouvernements – identifier les occasions de réduire leurs émissions de GES au moindre coût. Un avantage considérable.

La tarification fondée sur la production réintroduit de la complexité dans l’équation. Comme les données sont rares, les gouvernements s’en remettent à leurs conversations avec les industriels et à l’information que ceux-ci amènent à la table de discussion quand vient le temps d’établir les standards d’intensité d’émissions pour leur secteur économique. Les entreprises peuvent tirer parti de cette situation. Comme le notent Sawyer et Stiebert, on les voit alors argumenter de manière féroce en faveur de droits d’émettre plus importants, autrement dit en faveur de standards plus généreux.

Mais en dépit de ces difficultés, la tarification fondée sur la production fait en sorte que le débat se focalise moins sur l’opportunité de réglementer les émissions de carbone. La tendance naturelle de cette politique est d’inclure davantage d’industries émettrices, et au lieu de discuter de la sévérité d’une réglementation, on discute de cibles et d’allocations d’OBA secteur par secteur. Les conséquences sont plus grandes du point de vue des recettes fiscales que de la réduction des émissions. Mais c’est la question des recettes qui importe le plus à court terme, puisque la tarification fondée sur la production est une mesure transitoire et qu’elle devrait disparaître progressivement, une fois que le prix de carbone aura augmenté dans les pays concurrents.

La nouvelle politique albertaine en offre une bonne illustration. Cette politique est passablement généreuse en fait d’allocations d’OBA, notamment lorsque l’information manque, pour un secteur particulier ou pour de nouveaux joueurs sur le marché. Le programme albertain prévoit aussi une période d’acclimatation de trois ans, au cours de laquelle les standards de performance correspondent à la moyenne de l’industrie; davantage d’OBA sont ainsi allouées aux entreprises à court terme.

Mais notons-le : il s’agit tout de même d’une meilleure approche que d’exempter certains émetteurs de toute tarification, parce qu’un plus grand nombre d’émetteurs seront incités à réduire leurs émissions de GES. Et les seuils continueront d’être abaissés après la période d’acclimatation, même si ça ne se fait pas aussi rapidement que ça le pourrait.

Idée no 3 : les ajustements périodiques sont cruciaux

Les deux idées qui précèdent conduisent à cette troisième : l’importance de suivre l’évolution des choses.

Étant donné la difficulté d’obtenir de l’information et l’effort requis pour établir des standards, il y a de fortes chances que les gouvernements ne fixent pas les seuils de façon exacte. Il est donc essentiel de procéder périodiquement à des ajustements et des améliorations. Une fois le système en place, de nouvelles données seront recueillies, et le régime de tarification fondée sur la production pourra être évalué et corrigé.

Sawyer et Stiebert formulent cette recommandation :

Fixez les standards, testez et évaluez. Vu les risques que nous avons identifiés, les régulateurs seront bien avisés de pécher par excès de prudence au moment de fixer les tarifs OBP les premières fois, surtout si l’information est rare ou semble peu fiable. Dès la mise en œuvre de la tarification fondée sur la production, il faudra donc concevoir un programme de collecte d’information. Dans les périodes subséquentes, le système pourra être mis à jour en fonction des résultats et des impacts constatés.

Ici encore, l’Alberta a suivi le conseil. La première évaluation et mise à jour est prévue pour 2020, et par la suite tous les cinq ans. Ainsi les responsables de la politique auront l’occasion de réévaluer les standards des différents secteurs industriels en se fondant sur des données longitudinales réelles.

La tarification fondée sur la production : théorie et pratique

Les difficultés pratico-pratiques de la conception des OBA sont bien réelles, mais elles n’annulent pas les avantages de la tarification du carbone et des allocations fondées sur la production. Cette combinaison de mesures crée une incitation en faveur de réductions d’émissions efficientes, tout en gérant le risque de « fuite des émissions » vers des pays moins contraignants. C’est exactement ce que fait le système albertain. L’approche albertaine prend en compte la difficulté de concevoir des OBA en situation réelle. Et elle apporte une solution pratique : évaluer et ajuster la tarification fondée sur la production au fur et à mesure que les données s’accumulent, et ainsi améliorer périodiquement la politique.

Télécharger le Rapport (en anglais)

 

 

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