Un Cadre pancanadien à double-fond?

photo of back door emergency exit
Climat et énergie

Le Cadre pancanadien sur la croissance propre et les changements climatiques laisse aux provinces le choix entre imposer une taxe sur le carbone et mettre en place un système d’échange de quotas d’émissions (Bourse du carbone). Mais il comporte aussi une clause permettant aux provinces d’adopter un autre politique climatique, de type non tarifaire. S’agit-il d’une échappatoire normale dans le contexte du fédéralisme? Faut-il s’en préoccuper?

Cadre pancanadien 101

D’abord un petit rappel. En décembre 2016, Ottawa et les gouvernements provinciaux se sont entendus pour adopter un Cadre pancanadien sur la croissance propre et les changements climatiques, lequel fixe des priorités pour la politique climatique au pays, notamment l’établissement d’un tarif national pour le carbone.
En vertu de cet accord, les provinces peuvent soit adopter le système de tarification du gouvernement fédéral – une taxe sur le carbone fondée sur le rendement pour les grands émetteurs finaux (expliquée ici) –, soit mettre en œuvre leur propre système. Celles qui suivent leur propre voie ont le choix entre une taxe ou une Bourse du carbone, du moment que leur régime reste en phase avec le prix plancher ascendant du fédéral (dans le cas d’une taxe) ou avec le plafond descendant d’émissions qui lui correspond (dans le cas de la Bourse du carbone).

Cette flexibilité dans le choix des instruments permet au Québec, à l’Ontario, à l’Alberta et à la Colombie-Britannique de conserver le régime qu’ils ont déjà mis en place, et aux autres provinces d’adopter l’approche qu’elles jugent la plus convenable pour elles.

premiers ministres annonçant le Cadre pancanadien

Les premiers ministres annonçant le Cadre pancanadien sur le climat à Vancouver l’an dernier.

Le résultat est une tarification du carbone d’application nationale, avec des caractéristiques adaptées aux contextes provinciaux et territoriaux. La flexibilité du Cadre rend possibles ces adaptations. Mais pourrait-elle permettre à des provinces moins portées sur la tarification de recourir à d’autres instruments?

Une question d’interactions

Comme nous l’avons vu dans un précédent billet, les politiques de tarification du carbone peuvent interagir avec d’autres politiques climatiques non tarifaires si leurs cibles se chevauchent. Ces interactions peuvent être significatives, particulièrement sous un régime de Bourse du carbone. Voici en bref ce qu’écrivait Dale Beugin dans son billet d’il y a deux semaines (la Commission croit fermement au recyclage…) :
« L’ensemble des quotas d’émissions dans un système comme la Bourse du carbone détermine la quantité totale d’émissions permises, le “plafond”, sur une année. Une politique additionnelle peut venir réduire les émissions dans un secteur particulier. Mais comme le plafond d’émissions reste le même, ces nouvelles réductions ne font que déplacer des réductions qui se seraient produites ailleurs dans le système.

« Pensez à un ballon. Le volume d’air (ou le maximum d’émissions permises) est fixe. Compresser le ballon à un bout crée un gonflement à l’autre bout, mais on n’obtient pas un plus petit ballon. »

Réduire les émissions de GES dans un système de Bourse du carbone

Réduire les émissions de GES dans un système de Bourse du carbone peut s’apparenter au jeu de la taupe : une autre taupe surgit toujours à côté.

Les politiques non tarifaires mises en place sous un régime de Bourse du carbone pourront donc changer le type de mitigation des émissions qu’on obtiendra (ainsi que leur prix), mais sans nécessairement en changer la quantité. Avec une taxe sur le carbone, en revanche, toute mitigation obtenue au moyen d’une politique additionnelle s’ajoute au total des réductions.

Fascinant, n’est-ce pas? Encore un peu de patience…

L’échappatoire

Ces interactions de politiques ouvrent la possibilité d’une échappatoire dans le Cadre pancanadien. Pour réduire leurs émissions, des provinces pourraient employer des politiques non tarifaires (p. ex. des règlements, des subventions) au lieu de la tarification du carbone.
Lorsqu’une province met en place un système d’échange de quotas d’émissions, elle est tenue de fixer un plafond d’émissions qui correspond aux exigences du Cadre pancanadien. Mais ce Cadre ne dicte pas comment s’y prendre pour que les émissions de GES soient maintenues à un niveau inférieur au plafond.

En principe, les réductions d’émissions sont régulées par la dynamique du marché des quotas. Les entreprises achètent et échangent des quotas d’émissions, à un prix qui reflète leur valeur aux yeux de l’émetteur. Pour certains émetteurs, le prix des quotas en vaut la peine, et ils continuent d’émettre des GES (et d’acheter des quotas). Pour d’autres, le prix des quotas est trop élevé; au lieu d’en acheter, ils vont réduire leurs émissions. Au final les émissions totales respecteront le plafond. Aucune mesure contraignante n’est nécessaire.

Mais en régime de Bourse du carbone, les provinces ont aussi la possibilité d’appliquer des mesures non tarifaires pour respecter les cibles du Cadre pancanadien. De fait, elles pourraient le faire pour toutes leurs réductions d’émissions obligatoires. Dans cette situation, l’offre de quotas d’émissions excéderait la demande. En l’absence de pénurie de quotas, le prix de ceux-ci pourrait (théoriquement) tomber à zéro. La province continuerait de respecter la politique de tarification du carbone, mais ce tarif serait négligeable. D’autres politiques feraient le gros du travail de mitigation.

Le mobile

Comme nous le montrons dans notre rapport intitulé la Voie à suivre, la tarification du carbone reste la façon la plus efficace et la plus efficiente de réduire nos émissions de GES. En ce cas, pourquoi une province voudrait-elle lui substituer des politiques non tarifaires? (Précision : je parle ici des mesures non tarifaires en tant que substituts à la tarification. En tant que mesures complémentaires, elles peuvent être très utiles, comme on le rappelle ici.)
La raison est tout simplement politique. Marc Jaccard explique ici que le public est souvent très peu chaud à l’idée d’un tarif carbone, en particulier s’il est élevé et ascendant (soit précisément le genre de tarif carbone qu’il nous faut). Cette contrainte politique peut motiver certaines provinces à préférer l’adoption d’une réglementation flexible. Cette politique a aussi un coût (de fait, un coût légèrement plus élevé), mais elle est moins visible, et donc moins susceptible d’amener la population à se braquer. Et puisque le Cadre pancanadien le permet, pourquoi s’en priver?

C’est grave, docteur?

Faut-il s’en soucier? La réponse est oui. Et non.
Recourir à cette échappatoire augmente le coût de la mitigation. Lorsqu’une province s’appuie principalement sur des politiques non tarifaires, il en coûte plus cher aux ménages et aux entreprises que ça n’aurait été le cas avec un régime de tarification. Atteindre les cibles canadiennes de réduction des GES ne sera pas facile; il est important de s’atteler à la tâche de la manière la plus efficace par rapport aux coûts. En ce sens, le recours à l’échappatoire est problématique.

Mais d’un autre côté, il s’agit peut-être d’une réponse pragmatique aux réalités du fédéralisme. Les provinces qui ont recours à l’échappatoire génèrent la même quantité de réductions d’émissions; elles paient simplement plus cher pour y parvenir. L’idée même du Cadre pancanadien est de laisser les provinces choisir la politique climatique qu’elles jugent la plus avantageuse. Au final, la décision leur revient. Pour encore citer Dale, « les gouvernements élus sont les mieux placés pour procéder aux arbitrages entre efficience et faisabilité politique ».

Les provinces qui utiliseront l’échappatoire nuiront à la cause d’un tarif carbone de portée nationale, diront certains, mais cela n’est vrai qu’en partie. Le prix explicite du carbone baissera en certains endroits. Mais comme nous le montrons dans notre récent rapport, les politiques non tarifaires créent un prix implicite. D’une façon ou d’une autre, toutes les provinces auront un prix carbone. (C’est vrai, les prix implicites sont opaques, inégaux, et parfois plus élevés que nécessaire. Mais ça ne veut pas dire qu’ils ne sont pas réels.)

coût implicite des politiques de type non tarifaire Le coût implicite des politiques de type non tarifaire est dur à déceler, mais il est bien là (vers le centre).

Pouvoir, vouloir

Peut-être que l’échappatoire qui se trouve dans le Cadre pancanadien n’est pas un défaut de fabrication. Peut-être qu’elle est là pour donner aux provinces la flexibilité et la marge de manœuvre dont elles ont besoin.
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas parce qu’elle existe qu’il faut nécessairement s’en servir. La tarification du carbone n’aide peut-être pas les politicien.ne.s à gagner des concours de popularité, mais les politiques non tarifaires ne sont pas garantes de succès non plus. Si la population s’aperçoit que ces politiques alternatives coûtent très cher, le contrecoup pourrait être aussi fort, sinon plus fort.

L’avis de la Commission de l’écofiscalité est que les politiques climatiques provinciales devraient s’appuyer le plus possible sur la tarification du carbone, et confiner les mesures non tarifaires à un rôle de soutien. Mais la décision leur appartient entièrement. Pour citer Dale une dernière fois :

« La Commission de l’écofiscalité remplit sa propre mission, qui est d’indiquer les options politiques les plus efficientes, d’expliquer les mécanismes en jeu et d’identifier les facteurs susceptibles de faire augmenter les coûts. Même si (particulièrement si?) ces choses peuvent paraître complexes et bizarres. »

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