Tarifer le carbone à l’ombre de Trump
On peut maintenant affirmer sans risque de se tromper que le prochain président des États-Unis n’introduira pas la tarification du carbone à la grandeur du pays. Quelles sont les conséquences pour le Canada? L’élection de Donald Trump à la présidence, le 8 novembre dernier, signifie-t-il que nous devrions retarder notre propre projet de tarifer les émissions de GES?
En un mot comme en mille : non.
Les politiques américaines affectent le Canada…
Commençons par la base. Les pressions concurrentielles engendrées par la tarification du carbone sont un problème bien réel. Si une politique publique rend le carbone plus cher au Canada que dans d’autres pays, il y a risque que l’activité économique et les investissements – en même temps que les émissions de GES qui les accompagnent – se déplacent simplement vers le territoire où la législation est la moins contraignante. Ce transfert d’émissions (leakage) n’est avantageux ni du point de vue économique, ni du point de vue environnemental. En effet, si l’activité économique et les émissions de GES se contentent de traverser la frontière, les émissions globales demeureront inchangées, et le Canada en sera de sa poche pour ce qui est de la croissance et de l’emploi.
À titre de principal partenaire économique du Canada, les États-Unis jouent un rôle important dans la compétitivité économique de ce pays. Une modélisation économique, tirée d’un rapport récent de la Commission de l’écofiscalité, illustre ce point. Le graphique ci-dessous compare les résultats de deux scénarios de tarification du carbone. Dans le premier cas, le Canada agit seul, tarifant le carbone de façon croissante jusqu’à atteindre 100 dollars la tonne en 2027. Dans le second cas, les États-Unis adoptent une politique similaire à celle du Canada. Pour chaque scénario, l’analyse quantifie les réductions réelles d’émissions canadiennes de GES, et indique la part de ces réductions qui est attribuable au transfert d’émissions vers d’autres pays. Le résultat est net : une politique climatique canado-américaine harmonisée réduirait considérablement les transferts d’émissions dus aux effets de la concurrence.
… mais nos politiques tiennent déjà compte des pressions concurrentielles
Or, tout cela était déjà vrai le mois dernier, et la victoire électorale de M. Trump ne change rien aux considérations économiques sous-jacentes à la tarification du carbone. Soit! Les États-Unis pourraient abandonner leur Clean Power Plan. Mais une politique nationale de tarification, à l’échelle de celle que prépare maintenant le Canada, n’était même pas dans les cartons aux États-Unis. Et c’est bien pour cette raison que les provinces canadiennes ont conçu leurs politiques de tarification du carbone de manière à ce qu’elles protègent la compétitivité de leurs économies.
Comme l’ont montré l’Alberta, l’Ontario et le Québec, la clé d’une tarification du carbone « étanche », qui n’occasionne pas de transferts d’émissions, réside dans une planification politique minutieuse. Dans chacune de ces provinces, les politiques offrent une aux secteurs les plus sensibles à la pression concurrentielle résultant de la tarification, soit les secteurs hautement émetteurs et exposés aux marchés. Ces politiques prévoient l’attribution de permis d’émissions ou d’autres formes d’aide financière basée sur la production économique.
Pour bien comprendre ces politiques, rappelons-nous que deux problèmes distincts sont en jeu ici, avec chacun un instrument pour y remédier. Le premier problème est la nécessité de réduire les émissions de GES; le meilleur instrument pour y parvenir est la tarification du carbone. Le second problème consiste à empêcher les entreprises de quitter le territoire pour aller s’établir ailleurs; dans ce cas, le meilleur instrument est l’aide ciblée, afin d’inciter ces entreprises à continuer de produire dans la province et à y maintenir des emplois. Utilisées de concert, la tarification du carbone et l’aide ciblée encouragent à réduire les émissions en améliorant la performance, et non pas en réduisant ou en cessant la production.
Le graphique ci-dessous montre comment l’aide ciblée peut alléger les pressions concurrentielles et réduire les transferts d’émissions. Cette fois encore, plusieurs scénarios sont présentés, ici selon la manière dont les revenus de la tarification du carbone sont « recyclés » dans l’économie. Dans quatre de ces cinq scénarios, la politique ne prévoit aucune aide ciblée à l’industrie; les revenus de tarification servent plutôt à financer des paiements de transfert ou des réductions d’impôts ou à réaliser des investissements dans des technologies propres. Dans tous ces cas, en l’absence de politique de tarification du carbone aux États-Unis, d’importants transferts d’émissions vers l’extérieur du Canada se produisent. En revanche, dans le scénario où les revenus de tarification sont réinvestis pour soutenir les secteurs économiques à forte intensité d’émissions, l’impact sur la compétitivité est réduit de plus de la moitié.
Avec ou sans les États-Unis, la tarification du carbone en vaut la peine
Jusqu’à présent, nous avons discuté de ce qu’il en coûterait pour continuer sur le chemin de la tarification du carbone au Canada même si les États-Unis traînent de la patte dans ce domaine. Qu’en est-il des bénéfices? Pour l’essentiel, les récents changements dans le paysage politique américain n’affectent pas les fondements économiques de la tarification du carbone.
Premièrement, la réduction des émissions canadiennes de GES contribue à l’effort international visant à prévenir des changements climatiques coûteux. Comme le note Joel Wood, chaque baisse d’émissions compte – et apporte des bénéfices économiques –, même si une action universelle demeurera indispensable si l’on veut stabiliser le climat.
Deuxièmement, la tarification du carbone demeure le moyen le moins coûteux de réduire les émissions de GES. Une politique flexible et technologiquement neutre laisse le marché (plutôt que les gouvernements) trouver les avenues de réduction des émissions les plus économiques. Elle stimule également l’innovation dans les technologies à faible émissions de carbone, ce qui fait baisser le coût à long terme des réductions.
Troisièmement, tout retard est coûteux. Attendre que les États-Unis nous rejoignent ne fera qu’augmenter le coût des réductions massives d’émissions plus tard. Sans politique canadienne de tarification du carbone, il est probable que nous continuerons à investir dans des infrastructures à fortes émissions de carbone, ce qui rendra un futur changement de cap beaucoup plus difficile et coûteux. Établir dès maintenant un prix du carbone de façon graduelle et prévisible est de loin préférable, pour la compétitivité canadienne, à l’emploi d’une thérapie de choc dans quelques années.
Faisons notre part… de façon aussi efficiente que possible
Si M. Trump remplit toutes ses promesses, les conséquences sur le climat planétaire auront de quoi inquiéter. Mais en définitive, son élection ne change pas vraiment la donne économique pour le Canada, non plus que la nécessité d’élaborer, la tête bien haute, des politiques de tarification du carbone. Une tarification intelligente et bien conçue, qui tient compte des préoccupations quant à la compétitivité, demeure tout à fait sensée du point de vue économique et environnemental. Pour l’instant, donc, « keep calm and carry on »…
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