Les politiques de capture et stockage du carbone (CSC) en valent-elles la peine?
Ce billet est le deuxième de notre série sur le rôle des politiques de lutte contre le changement climatique autres que la tarification du carbone. Ces autres politiques peuvent-elles servir de substitut et remplacer la tarification? Peuvent-elles être employées comme complément? Aujourd’hui j’évaluerai les politiques qui soutiennent financièrement la capture et le stockage du carbone (CSC) en m’appuyant sur l’exemple du projet de CSC de la centrale de Boundary Dam, en Saskatchewan.
Qu’est-ce que la CSC?
Le procédé de capture et stockage du carbone consiste à capter les émissions de CO2 produites par l’utilisation de combustibles fossiles lors de la génération d’électricité ou de la production industrielle, de façon à empêcher le gaz de se répandre dans l’atmosphère. La centrale 3 du complexe électrique de Boundary Dam, à l’extrême sud de la Saskatchewan, est une centrale thermique au charbon équipée depuis 2014 de la technologie CSC. Celle-ci permet de capturer 90 % du CO2 émis par la centrale, soit environ 1 Mt par année. La quasi-totalité de ce CO2 est vendu à la société Cenovus, qui s’en sert pour extraire du pétrole grâce à un procédé appelé « récupération assistée du pétrole » (enhanced oil recovery). Durant ce processus, 30% du CO2 est relâché dans l’atmosphère. Au final, la centrale 3 de Boundary Dam permet donc de stocker annuellement environ 600 000 tonnes de CO2. (Ce nombre pourrait augmenter si une partie du gaz capturé était envoyée à Aquistore, une formation saline profonde où le dioxyde de carbone peut être entreposé de façon permanente.)
SaskPower, l’entreprise de services publics d’électricité de la province, a investi 1,5 milliard de dollars (provenant principalement de SaskPower et d’un investissement fédéral de 240 M$) pour équiper la centrale 3 de Boundary Dam avec la technologie CSC. Au cours des 30 prochaines années, le déficit d’exploitation du projet est estimé à 651 M$. Selon le Livre blanc de la Saskatchewan sur le changement climatique, cette dépense représente le plus important investissement par habitant au monde en matière de technologies propres, et elle vise à faire de la province un chef de file dans le domaine de la CSC.
Les subventions à la CSC sont-elles un bon substitut à la tarification du carbone?
La Saskatchewan prétend que son investissement dans la capture et le stockage du carbone constitue une meilleure méthode de réduction des émissions de GES que la politique de tarification du carbone annoncée récemment par le gouvernement fédéral. Elle demande à Ottawa de soutenir également le développement de la technologie CSC.
Mais les politiques de soutien aux technologies remplacent-elles avantageusement la tarification du carbone? Est-il sensé de se focaliser sur la CSC en particulier?
Cher la tonne
L’objectif d’une politique du climat est de réduire les émissions de GES de façon efficace par rapport aux coûts. Avec moins d’une mégatonne par année, la CSC à Boundary Dam a un impact plutôt modeste sur l’atténuation des émissions. L’entreprise est également onéreuse. Le coût d’une tonne de CO2 récupéré s’y situe entre 57 et 110 dollars – bien au-dessus de ce qu’il en coûte ou en coûtera pour le carbone au Canada, quoique en dessous du prix que l’on estime nécessaire pour atteindre les cibles de 2030.
De grandes ambitions
Mais si la Saskatchewan subventionne la CSC à Boundary Dam, c’est qu’elle vise des buts plus larges qu’un simple gain d’émissions à court terme. Elle cherche en fait à doper la recherche et l’innovation dans l’espoir de faire de la CSC un procédé efficient de réduction des émissions, chez elle comme dans le monde. Comme nous allons le voir, il existe de bons arguments en faveur des subventions à l’innovation technologique. En revanche, employée seule, la technologie de capture et de stockage du carbone ne donne pas d’aussi bons résultats que les solutions alternatives.
Dans une étude fréquemment citée, Carolyn Fischer et Richard Newell ont montré que parmi six options de politiques vouées à la réduction des émissions et à l’innovation, la tarification du carbone est la plus efficiente. Les subventions directes arrivent au dernier rang. De façon générale, ils font ressortir que la meilleure approche consiste à recourir à un éventail de politiques. Une étude récente de l’institut CD Howe réalisée par David Pop va dans le même sens : de simples subsides pour augmenter l’offre de technologie anti-émissions ne suffisent pas. Le dosage optimal de mesures doit inclure la tarification du carbone, afin de créer une demande pour de nouvelles technologies.
Miser sur la CSC
De façon générale, les subventions aux technologies sont un mauvais substitut à la tarification du carbone, et ce, tant du point de vue de l’atténuation des émissions que du développement technologique. Mais une politique misant exclusivement sur la capture et le stockage du carbone est particulièrement problématique.
D’abord, la CSC est une gageure. Rien ne garantit qu’elle sera un jour suffisamment efficiente pour concurrencer les énergies renouvelables. Ensuite, la CSC se focalise sur une seule catégorie de GES. Il est vrai que la production d’électricité est une source importante d’émissions, particulièrement en Saskatchewan. Mais ne s’intéresser qu’à cet aspect au détriment des autres secteurs fait que l’atténuation des émissions dans son ensemble coûte plus cher.
À long terme, la CSC pourrait peut-être engendrer des réductions d’émissions efficaces par rapport au coût en Saskatchewan et dans d’autres États. Mais dans l’immédiat, elle ne produit pas beaucoup de réductions d’émissions, et elle n’en produit pas dans des secteurs autres que l’électricité. Comme nous le soutenons dans La voie à suivre, la tarification du carbone est le meilleur moyen d’obtenir des réductions efficientes. Dans l’ensemble, la CSC est un mauvais substitut à la tarification en Saskatchewan.
Les subventions à la CSC sont-elles un bon complément à la tarification du carbone?
Le tableau change si l’on se sert du soutien à la CSC pour compléter la tarification du carbone au lieu de chercher à la remplacer. Lorsqu’une tarification stricte et généralisée est le moteur principal de l’atténuation efficiente des émissions, alors les subventions à la CSC n’ont plus à prouver qu’elles produisent suffisamment de réductions, seulement qu’elles vont dans ce sens.
Combler l’écart
L’une des vertus cardinales de la tarification du carbone est de créer une demande pour de la technologie capable de combattre les émissions de GES. Cette demande éperonne la R et D et les investissements dans des technologies comme la CSC et leur permet de se déployer à grande échelle. Mais comme nous venons de le voir, les coûts actuels de la CSC dépassent les prix présents et à venir du carbone au Canada. Par conséquent, jusqu’à ce que le prix du carbone augmente ou que le coût de la capture et séquestration du carbone baisse, il ne faut pas s’attendre à ce que la CSC se généralise.
C’est là qu’interviennent les gouvernements. En subventionnant la technologie CSC, ceux-ci peuvent amorcer l’investissement et l’innovation, et surtout permettre aux coûts de diminuer avec le temps, grâce à la recherche et à l’expérimentation. De fait, grâce à l’expérience acquise avec Boundary Dam, SaskPower croit pouvoir réduire l’investissement requis de 20 à 30 % la prochaine fois.
Bien entendu, rien n’est gagné. Il n’existe aucune garantie que le coût de la technologie CSC baissera suffisamment pour qu’elle devienne économiquement viable. Cette absence de garantie est d’ailleurs justement ce qui légitime le gouvernement d’apporter son soutien, puisqu’il y a peu de chances que le secteur privé investisse massivement dans une technologie qui n’a pas encore fait ses preuves. Le soutien gouvernemental peut ainsi compléter la tarification du carbone lorsqu’il s’agit de combler cet écart, en réduisant les coûts, l’incertitude et le risque.
Miser sur la CSC (comme complément)
Dans son rapport pour le CD Howe, David Popp recommande que les gouvernements dirigent leur aide en R et D vers les technologies émergentes qui ne sont pas encore concurrentielles, et surtout qu’ils évitent de miser sur une technologie en particulier. D’autres chercheurs, comme Severin Borenstein, croient que le choix d’une technologie « gagnante » peut se justifier dans certains cas.
En se focalisant sur la capture et le stockage du carbone, la Saskatchewan s’est choisi ce qu’elle croit être une technologie gagnante. Bien que le choix d’une seule technologie ne constitue sans doute pas une bonne stratégie à l’échelle nationale, il peut s’agir d’une option sensée pour une petite province comme la Saskatchewan : en présence de tarification du carbone, celle-ci investit dans un secteur technologique qu’elle pense que prometteur et où elle croit détenir un avantage concurrentiel.
Cependant, il n’y a rien de sûr, et l’expérimentation de la Saskatchewan avec la technologie CSC a un prix. Comme le note Brett Dolter, un économiste qui a étudié les stratégies de développement dans le secteur électrique de la province, « plusieurs voies s’offrent à SaskPower pour réduire les émissions de GES qui ne requièrent pas le recours à la technologie CSC. À court et moyen terme, une combinaison d’éoliennes et d’économies d’énergie, avec des centrales au gaz naturel et des importations du Manitoba, pourrait bien constituer une avenue moins coûteuse pour l’entreprise de services publics ».
Normalement, il serait difficile de déterminer, si longtemps à l’avance, si le coût supplémentaire de la technologie CSC en aura valu la peine. Dans ce cas-ci, pourtant, nous devrions savoir assez rapidement si la Saskatchewan a fait un pari qui rapporte.
Examen rétrospectif en 2020
En vertu de la réglementation fédérale sur le charbon, les centrales parvenues « à la fin de leur vie utile » (en général 50 ans) doivent soit cesser leurs opérations, soit adopter la technologie CSC. En 2020, ce sera le cas des centrales 4 et 5 du complexe de Boundary Dam, ce qui veut dire que la Saskatchewan devra décider bientôt si elle veut les doter d’installations permettant la capture et le stockage du carbone. La tarification fédérale du carbone, qui entre en vigueur en 2018, jouera aussi un rôle dans cette décision.
En d’autres termes, SaskPower devra bientôt choisir entre maintenir le pari qu’elle a fait sur la technologie CSC et doubler la mise, ou bien laisser tomber.
Substitut, non. Complément, peut-être…
On l’a vu, soutenir la technologie CSC n’est pas un bon substitut à la tarification du carbone. Cela peut en revanche constituer un bon complément. Très bientôt, nous saurons si la Saskatchewan croit suffisamment en cette technologie pour convertir sa politique de soutien en une politique complémentaire dans la lutte contre les changements climatiques. Une autre raison pour laquelle, en matière de politique climatique au Canada, les prochaines années risquent d’être intéressantes.
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